Emilie Counil

Comment les inégalités sociales de santé se construisent-elles au fil des parcours professionnels ? Émilie Counil, chercheure à l’Ined, a répondu à nos questions sur l’évolution de la recherche sur la santé au travail.
Le 24 octobre 2025, l’Ined fêtera ses 80 ans. Depuis sa création, l’institut analyse les dynamiques de population en France et dans le monde pour comprendre les évolutions démographiques et sociétales de demain.
(Entretien mené en avril 2025)
Comment la santé, et, plus particulièrement, la santé au travail, ont-elles été abordées et traitées en démographie/sciences de la population au fil des décennies ?
L’étude des liens entre santé et travail s’est construite autour de différents aspects en fonction de la discipline scientifique. L’épidémiologie s’est plus volontiers intéressée aux expositions aux risques professionnels ; l’économie, aux conditions d’emploi et de travail ; la sociologie, à la stratification du marché du travail et à la division sociale des risques ; et enfin la démographie, aux inégalités d’espérance de vie et d’espérance de vie en santé, typiquement entre cadres et ouvriers. Dans tous les cas, la recherche s’est appuyée sur des modèles théoriques positionnant l’importance du travail pour expliquer les inégalités de santé à l’âge adulte, avec, en santé publique, le cadre des déterminants sociaux de la santé proposé par l’OMS à la fin des années 2000.
Pour comprendre la construction dynamique de ces disparités, les sciences sociales ont progressivement isolé deux mécanismes. Le travail peut être à l’origine de la maladie et du handicap, ce qui revient à penser les inégalités en termes de causalité sociale. Mais réciproquement, la maladie et le handicap influent sur le parcours professionnel et la position sociale ; il existe donc aussi une sélection par la santé, plus ou moins forte selon les systèmes de protection sociale.
Quelles problématiques ont vu le jour ces dernières années ?
Un nombre croissant d’études empiriques montrent que les disparités sociales de mortalité précoce et d’espérance de vie en bonne santé persistent. Elles pointent également la contribution de l’emploi et des conditions de travail dans la construction de ces inégalités, y compris après l’âge de la retraite. On observe aujourd‘hui un renouvellement de ces questions au prisme des rapports sociaux de genre et de race, compte tenu de la forte division sociale de l’emploi et des risques du travail.
Le développement de nouvelles formes d’emploi en marge du salariat stable concerne par exemple davantage les personnes racisées occupant des emplois peu qualifiés en lien avec la plateformisation de l’économie. La précarisation des conditions d’emploi et de travail, et l’alternance de périodes de chômage et d’emploi dans les carrières sont ainsi un point d’attention croissant, d’autant plus dans le contexte des relèvements successifs de l’âge de départ à la retraite et de la réforme de l’assurance chômage.
Les écarts de santé entre femmes et hommes, et en particulier en matière de vieillissement en santé, sont en outre désormais largement étudiés en tenant compte de l’articulation entre travail rémunéré et travail domestique, entre parcours professionnels et parcours familiaux.
La démographie est ainsi bien positionnée pour mesurer les écarts de santé et de mortalité selon différentes dimensions des parcours de vie, mais aussi pour enrichir l’interprétation de ces inégalités en articulation avec les autres sciences de la population dans une perspective intersectionnelle.
Quelles sont les recherches en cours autour de ces thématiques ?
Nous portons une attention particulière aux obstacles à la production de connaissances dans ces domaines, et aux angles morts qu’ils induisent. Pour les contrer, nous mobilisons des stratégies de recherche complémentaires, depuis les grandes bases de données médico-administratives couvrant la population vivant en France, jusqu’à des enquêtes participatives permettant d’atteindre des populations particulières qui resteraient autrement invisibles.
Dans le cadre du projet WORTH-IT (WORk, healTH, inequalITies), notre équipe s’appuie sur l’EDP-Santé, un appariement entre les données socio-démographiques de l’échantillon démographique permanent et les soins de santé remboursés. Il s’agit d’une source d’information très vaste portant sur plus de 3 millions de personnes suivies pendant plus de 10 ans. Nous pourrons étudier les mécanismes dynamiques de construction des inégalités (causalité et sélection) dans un cadre unifié en inscrivant ces processus dans les parcours de vie. Nos premières études pilotes portent sur les accidents du travail et les affections psychiques. Il sera bientôt possible d’envisager des comparaisons avec des pays comme la Finlande, la Suède et l’Italie.
Le projet TRAVAIL-POP regroupe plusieurs membres de notre unité et de l’association VoisinMalin, afin de co-construire une intervention en porte-à-porte dans trois quartiers prioritaires de la ville et de mieux prévenir les risques emplois-santé chez les habitants de quartiers populaires. Le projet SANTE-COURSE, quant à lui, initie la première enquête quantitative sur la santé des coursiers des plateformes numériques de livraison de repas en France.